CHAPITRE 20
« Il n’y a pas de doute, Adjani. C’est ce que nous avons vu la nuit dernière. Cela ne peut pas être autre chose. » Spence retournait l’amulette dans ses mains en l’étudiant attentivement. « Mais cela ne vaut pas l’original, et de loin.
— Vous avez vu un naga, Spencer Reston ? J’ai du mal à le croire, bien qu’un grand nombre de choses incroyables me soient arrivées récemment. Et vous, vous prétendez aussi avoir vu cette créature ? » Il regardait Adjani avec une expression de scepticisme mêlé de peur.
« Je l’ai vue, Gita. Et je suis d’accord, c’est exactement ce que représente cette amulette. Mais Spence a raison. La créature était beaucoup plus extraordinaire encore que ce qu’on peut voir sur cette breloque. »
Ils étaient entassés à l’ombre, dans le transport de troupes pendant que les gardes du palais du gouverneur prenaient tranquillement leur repas de midi. L’air de la montagne leur caressait le visage de sa fraîcheur, mais le soleil était chaud et ils étaient heureux de cette petite pause qui venait interrompre un voyage très inconfortable sur une mauvaise route.
« Et ce n’est pas tout. Nous avons découvert un temple où se trouvait une effigie du Voleur de rêves. Le vrai Voleur de rêves !
— Il s’agissait sans doute de Brasputi, le souverain du Rsis et des Vidyadharas. On peut voir son image partout à Darjeeling.
— Celui-ci se trouvait dans l’ancienne cité.
— Et il ressemblait tout à fait à un Martien.
— Alors, j’aurais bien aimé le voir.
— Ne vous en faites pas, Gita. Nous allons bientôt tous voir le vrai Brasputi, et vivant cette fois.
— Que pouvons-nous faire, gémit Gita. Être ainsi jetés dans les bras de nos ennemis comme des poulets pour se faire plumer… Ah ! » L’expression de son visage lunaire reflétait une peine profonde à la perspective de ce qui les attendait.
« Nous n’y sommes pas encore, dit Adjani pour le réconforter.
— Loin de là, dit Spence. J’ai là quelque chose dont je ne vous ai jamais parlé, ni à l’un, ni à l’autre. » Il fouilla dans une poche bien fermée de son survêtement et en sortit un petit disque plat qui avait l’air d’un coquillage. Il le tint dans sa main et sentit son étrange pouvoir se raviver sous l’effet du contact.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Cela s’appelle un bneri, un objet destiné à envoyer des signaux. C’est Kyr qui me l’a donné. Il m’a dit que si jamais j’avais besoin de lui, je n’avais qu’à le tenir en pensant à lui et il saurait que j’étais menacé et viendrait à mon secours.
— Laisse-moi voir, dit Adjani. Un instrument psychoactif. C’est fascinant. Pourquoi ne me l’as-tu pas montré plus tôt ?
— Je ne sais pas. Peut-être qu’il y a encore une partie de moi qui pense que je vais me réveiller un jour et découvrir que tout cela n’était qu’un rêve absurde. Mais ceci, cet objet que je peux toucher, me rappelle que tout cela était réel, terriblement réel. Je n’aime pas trop y revenir.
— Essayez-le, dit Gita, terriblement excité. Je vous en prie, essayez-le maintenant. »
Spence regarda le disque logé au creux de sa main et sentit sa chaleur au contact de sa paume. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer, mais avant qu’il ait pu focaliser son esprit sur la moindre pensée, il sentit qu’on le lui arrachait. Il ouvrit les yeux pour découvrir en face de lui le canon d’un fusil.
Un des gardes, qui les observait de près, s’était approché pendant leur conversation. Il tenait le bneri dans la main et le retourna en fronçant les sourcils.
« Gita, dites-lui que ce n’est rien… une espèce de coquillage. Demandez-lui de le rendre, je vous en prie. » Spence souriait en direction du garde tout en parlant, mais sa voix était tendue.
Gita s’empressa de transmettre le message au garde. Celui-ci regarda l’objet, puis Spence, et il lança la chose dans les fourrés bordant la route. Spence aperçut pour la dernière fois le précieux cadeau alors qu’il rasait le sommet des arbustes dans la direction du flanc de la montagne.
« Non ! » cria-t-il en se levant précipitamment.
Le garde le repoussa du canon de son fusil et Spence retomba à côté du camion. Le chef des gardes rassembla ses hommes pour un entretien secret.
« Je n’aime pas cela du tout, dit Gita. Qu’est-ce qu’ils sont en train de comploter ? »
Spence, horrifié, ignora la remarque, les yeux fixés sur l’endroit où il avait vu disparaître leur seul espoir de s’en sortir. « Et voilà ! Nous sommes faits maintenant. » Il se retourna vers ses amis. « Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû vous mêler à cela. Tout est de ma faute.
— Spence, arrête une fois pour toutes de culpabiliser. Ton ego est-il enflé au point de penser que tu es celui qui a tout organisé ? Ce n’est qu’un combat de plus dans la lutte permanente que se livrent les pouvoirs de la lumière et de l’obscurité. »
Spence ne trouva aucun réconfort dans ces bonnes paroles. Il considérait son problème comme un problème personnel à lui. La pensée qu’il pût avoir une portée plus générale ne lui procurait aucune consolation.
Le camion gravissait péniblement une route de montagne sinueuse, lorsqu’à la sortie d’un virage, apparut un tout petit village.
« C’est là, dit Adjani. C’est Rangpo, c’est là que se trouve le séminaire où enseignait le grand-père d’Ari. Voici les murs de l’ancien monastère. Vous les voyez ? »
Malgré son humeur sombre, Spence se mit à dévorer des yeux le village. Il était exactement comme il l’avait imaginé. « Mais pourquoi un séminaire dans un village aussi petit et reculé ? Pourquoi pas à Darjeeling ?
— Qui sait ? Rangpo était peut-être plus réceptif à la doctrine chrétienne. Il arrive souvent à Dieu de choisir les plus petits d’entre nous pour accomplir ses desseins. »
Pour Spence, cela n’avait aucun sens, mais il était en train d’apprendre que, en ce qui concernait Dieu, peu de chose avait un sens, du moins d’un point de vue strictement rationnel. « Pas extraordinaire comme endroit. »
Au même instant Gita, qui regardait le paysage, releva la tête et cria : « Qu’est-ce que c’était ? Vous l’avez vu ?
— Vu quoi ? » Spence suivit du regard l’index que pointait Gita derrière eux et en direction du ciel. Il ne vit rien.
« C’était un éclair. Très brillant. Juste là.
— Un éclair d’orage probablement », répondit Spence en voyant les gros nuages gris qui descendaient le long des flancs des montagnes. Le soleil n’était plus qu’une boule terne au contour flou et d’un jaune sale, sans luminosité ni chaleur. « On dirait qu’il va pleuvoir.
— Je n’ai jamais vu un éclair pareil », affirma Gita, sans fournir d’autres détails.
De l’arrière du camion découvert, ils scrutèrent tous les trois le ciel mais ne virent rien d’inhabituel. Ils se rassirent tandis que le camion rebondissait sur toutes les aspérités d’une route raide et accidentée. Ils traversèrent Rangpo en ralentissant à peine et s’engagèrent sur une route de montagne où le camion fut forcé de réduire sa vitesse, puis s’arrêta.
« Pourquoi nous arrêtons-nous ? » demanda Gita qui se leva dès l’arrêt du véhicule.
Spence jeta un coup d’œil aux alentours. Ils étaient entourés de tous les côtés par de grands arbres et des arbustes ; il ne pouvait voir ni les montagnes devant deux, ni le village derrière. Un des gardes apparut au côté du camion et, du bout de son fusil, leur fit signe de descendre.
« Faites ce qu’il dit, dit Adjani. Je ne crois pas que c’était prévu.
— Que font-ils ? se lamenta Gita. Oh ! cela va mal tourner !
— Silence, ordonna Spence. Gardez la tête froide ! Adjani, demande-lui ce qui se passe. »
Adjani s’adressa au garde qui paraissait diriger les opérations mais ne reçut pas de réponse. Deux des gardes reculèrent, comme s’ils redoutaient ce qui allait se passer.
Les trois prisonniers furent poussés sur le bord de la route et le chef cria : « Halte ! » en levant son fusil. Les autres gardes étaient tout près, mais ne bougeaient… Leurs visages étaient pâles et dans leurs yeux se lisait la peur.
« Ils vont nous tuer ! » dit Spence. Il jeta un coup d’œil à Adjani. « Dis-leur qu’on les paye pour qu’ils nous laissent partir. Parle-leur ! »
Adjani leva les mains en l’air et appela les soldats. Spence ne pouvait comprendre ce qu’il leur disait, mais cela paraissait sans effet sur les hommes : ils se tenaient toujours légèrement en retrait, l’air indécis, attendant que tout soit fini. Le chef lança une réponse d’un ton cassant.
« Cela ne sert à rien, dit Adjani. Il dit qu’il a des ordres.
— Alors courons ! »
Mais c’était trop tard. Le chef des gardes adressa à ses hommes un bref commandement et, levant à contrecœur leur fusil, ils mirent les prisonniers en joue.
« Mon Dieu, ayez pitié ! » cria Gita en cachant son visage dans ses mains.
« Courez ! » hurla Spence.
Il entendit un bruit et réalisa qu’il s’agissait du clic d’une détente. Il vit le reflet du soleil sur le canon d’acier du fusil et fixa le trou noir de l’âme d’où sortit un minuscule projectile. Il se jeta à terre et roula pour se mettre à l’abri des arbres qui se trouvaient derrière eux. Puis il entendit la détonation du coup de feu déchirer le silence, faisant trembler les feuilles sur les arbres et fuir les oiseaux.
Tout en continuant à rouler, Spence jeta un coup d’œil en arrière et vit une chose étonnante. La balle sortie du canon du fusil se dirigeait vers lui sans se presser. Elle se déplaçait comme au ralenti et paraissait perdre de sa force vive et retomber vers la terre. Le projectile fit un tonneau sur lui-même et retomba suivant une trajectoire courbe pour atterrir sur la route devant lui dans un petit nuage de poussière. La cartouche luisante s’immobilisa là, vide.
La stupeur envahit le visage des gardes. Ils se regardaient les uns les autres avec nervosité.
« Regardez ! » s’exclama Adjani. Et il désignait du doigt la route devant eux.
Il y avait là une figure mince et élancée, enveloppée d’un vêtement ajusté d’un bleu lumineux, le bras tendu portant un long bâton incandescent. Derrière elle se trouvait un objet trapu, plutôt rond et en forme de cloche qui scintillait comme à travers une vague de chaleur.
Les soldats aussi virent la silhouette. Ils reculèrent. L’un d’eux tira un coup de fusil et tous purent voir la balle retomber mollement et s’enfoncer dans la terre à ses pieds. Devant cela, le soldat jeta son fusil et recula encore. Les autres firent demi-tour avec lui, laissant seul le chef qui murmura quelque chose dans sa barbe et partit à la poursuite de ses hommes.
Spence se releva et se mit à courir vers l’étrange figure. Adjani et Gita le suivaient, mais prudemment.
Quand ils rejoignirent leur ami, celui-ci étreignait dans ses bras un très grand humanoïde qui les dévisageait de ses grands yeux ronds couleur d’ambre.
« Kyr ! criait Spence qui ne pouvait contenir sa joie et son soulagement. Tu es venu ! Tu nous as sauvé la vie ! »
Adjani restait bouche bée et Gita se frottait les yeux.
« Adjani, Gita, dit Spence en se tournant vers ses compagnons stupéfiés. Kyr, ce sont mes amis. »
Le Martien les regarda longuement sans ciller, comme s’il lisait leurs pensées. « Hommes de la Terre, dit-il enfin, je suis heureux de faire votre connaissance. » Et il tendit lentement une main très longue pourvue de trois doigts.